Albane Duvillier : Le crâne de pierre (2001) est une œuvre emblématique de la grande liberté avec laquelle vous vous appropriez d’autres techniques, cette fois la reconstitution archéologique pour réaliser un élément sculptural, une amorce de fiction. Dans quelle mesure cette œuvre est-elle annonciatrice de vos travaux ultérieurs ?
Séverine Hubard : Après avoir participé à des fouilles archéologiques préhistoriques, j’ai combiné dans cette oeuvre trois étapes spécifiques : la fouille, le tri, la reconstitution.
La fouille consiste à gratter, à chercher. Sur un site, chaque micro-élément découvert peut être le reliquat d’une industrie importante et est donc conservé. J’ai considéré que sur n’importe quel site, n’importe quel caillou pouvait avoir 50 millions d’années. Résonnait alors dans ma tête Futur, ancien, fugitif d’Olivier Cadiot et cette interrogation : « On ne trouve pas un bras de pierre sans trouver le reste ensuite : culte, inversion de cadavres? Technique rituelle? » (1)
Le tri est une pratique qui vaut à certains archéologues novices d’être surnommés « les mangeurs de cailloux ». Car, pour distinguer un os d’un caillou, ils le posent sur la langue : si ça colle c’est un os, si ça glisse c’est un caillou! Par ailleurs, c’est un assemblage de plusieurs textes qui a produit le crâne de pierre : Molloy de Beckett notamment avec sa « pierre à sucer », La vie de Galilée de Bertolt Brecht avec sa « pierre preuve » et ce très beau vers d’un poète du Nord Pas-de-Calais « Autant que les nuages, un caillou me donnent le vertige. » (2)
Enfin, la reconstitution est un moment particulier : chacun dispose d’une boîte étiquetée contenant des fragments à partir desquels il faut construire la forme indiquée alors qu’on pourrait tout aussi bien en imaginer une autre.
Pour donner de la valeur à des cailloux quelconques, j’ai passé des heures au pied d’une falaise en Bretagne à trier des cailloux que j’assemblais un à un pour former le crâne de pierre, une sorte de vanité « métamorphose de l’instabilité des formes du monde » (3)
Collecte et assemblage restent encore aujourd’hui des aspects fondateurs de mon travail. Chercher ou trouver ou choisir un objet qui m’amène à construire autre chose que ce à quoi il est destiné. Par exemple, j’ai travaillé avec des chutes de bois d’une usine de meubles, comme au Lieu unique à Nantes, pour faire une mini ville tout comme je travaille régulièrement avec des rebuts pour en faire des « œuvres ».
A.D : Vous faites allusion à l’installation: donc et or car mais ni ou, présentée en 2002 au Lieu Unique. Cette fois encore, ce sont des éléments ou des objets « trouvés » qui constituent le premier matériau. Le hasard semble jouer un rôle important avant toute construction…
S.H : Non, pas avant chaque construction, mais, pendant la construction : à partir d’un tas de chutes de planches, je les ai assemblées une à une dans leur ordre d’apparition sans jamais les recouper, en respectant simplement la règle d’orthogonalité que je m’étais fixée. Cela peut donner l’impression que j’ai monté une série de meubles en kit, au hasard, sans utiliser le mode d’emploi.
Le titre se réfère à la phrase qu’on apprend par coeur pour retenir les conjonctions de coordination « mais ou et donc or ni car » dont l’ordre a été tiré au dé.
A.D : Si on suit la trace de votre usage des pratiques archéologiques, il y a aussi ce dessin de fils, qui évoque les strates, les différents niveaux et le quadrillage d’un champ de fouilles. Par ailleurs, ce dessin est mis en parallèle avec des œuvres comme le labyrinthe réalisé pour la Zoo Galerie de Nantes (2000)…
S.H : C’est le dessin d’un projet imaginaire pour un parcours avec trois niveaux d’obstacles : pour les pieds, le bassin et la tête. À Nantes, la hauteur des murs du labyrinthe était de un mètre cinquante/un mètre soixante. Les spectateurs pouvaient voir de l’autre côté des murs composés d’ouvertures (fenêtres et portes) comme dans un jardin où l’on se promène mais où l’on ne se perd pas. Il y avait deux façons d’entrer : une porte permettant d’accéder à la Zoo galerie dont il fallait ressortir pour accéder à l’oeuvre; une seconde entrée plus discrète offrait un accès direct au labyrinthe qui devait être traversé pour arriver à l’espace d’exposition. Dans les deux cas le visiteur devait faire un détour.
Par la suite, j’ai conçu le labyrinthe d’Auberives (2004), mais cette fois le travail était fondé sur le point de vue. L’ œuvre n’était visible que depuis le pont situé au centre du village. Tout était disposé à plat. Avec ce jeu sur les niveaux qui rappelle celui du dessin de fil, j’ai construit un labyrinthe pour les yeux.
A.D : Ces premiers travaux abordent des questions d’espace, de jeux de structures, des questionnements sur la construction, et sont caractérisés par une certaine abstraction. L’image n’apparaît pas encore. Est-ce qu’une œuvre comme écrasement secondaire (2005) ne serait pas représentative d’un glissement, d’une tentative d’intégrer l’image de l’architecture plus directement ?
S.H : Dans cette construction dont le titre est un peu violent, des photographies de « résidences secondaires » d’Amérique du Nord, du Japon, d’Europe ou du Moyen Orient sont placées côte à côte ou l’une sur l’autre. Ces images se confrontent brutalement ou se confondent et évoquent une forme d’écrasement. Toutes ces images, issues d’une pratique photographique permanente, sont dans ma tête, dans mes carnets de notes … Je voulais les montrer, les faire partager, les agencer.
Lors de mon travail au Japon, My own potlatch Japan (2005), pour la première fois, des éléments de l’installation étaient directement reconnaissables : la SPAM, un bâtiment triangulaire symbole de la ville d’Aomori, un pont, un cimetière et l’université. Du coup, les autres éléments (inventés, plus abstraits ou aux formes moins explicites) demandaient aux spectateurs de travailler en faisant preuve d’imagination pour apprécier le côté sculptural de l’installation.
Pour Contractage (2005), j’ai eu aussi ce désir de partager mes sources, par le biais d’une vidéo/catalogue (diaporama) placée au sein de l’installation. Cette vidéo met en parallèle des images d’architectures de Rotterdam et d’ailleurs avec des photographies de mes propres constructions réalisées lors de ma résidence à Kaus Australis en 2004.
À l’occasion de la nouvelle présentation de Contractage en février 2007 au CEAAC de Strasbourg, j’ai aussi choisi de montrer des palettes de transport sur lesquelles étaient simplement rangés des stocks. Le volume qui n’est pas encore construit peut être imaginé. C’est une phase dans mon travail qui peut aussi faire écho à celui de Lara Almarcegui : Matériaux de construction, 2003.
A.D : Contractage réutilise des constructions antérieures (conçues à l’occasion de la résidence à Rotterdam), pour les réagencer à proximité d’une « bibliothèque de formes décoratives ». Contractage suggère la possibilité de combiner, de construire des architectures à partir de l’ornement, un élément qui a été si refusé par l’architecture moderne…
S.H : À Rotterdam, j’étais face à une déchetterie à laquelle j’avais accès. Le travail le plus important de la journée était alors de faire le stock, de le ranger et de le regarder. Construire était ensuite plus facile. Je m’étais imposée de réaliser tous les jours une construction sur palette. Je me suis amusée à me fixer des règles par rapport cette nécessité : partir avec une base en biais, dépasser de la palette, utiliser uniquement les morceaux d’une même couleur…
Avec Contractage, j’ai fait apparaître le volume d’un côté, les formes décoratives misent à plat de l’autre. Les planches décoratives constituent ce que je nomme la « bibliothèque ». Chacune ne présente qu’un seul signe décoratif répertorié lors de mes observations de l’architecture et du mobilier (un trou en forme de coeur pour la porte des toilettes ou le volet alsacien, une corniche ou une moulure, un dallage, un triangle, la courbe d’une voûte…). Les colonnes qui soutiennent l’étagère sont un des éléments de la bibliothèque de forme. Elles sont autant des pieds de tables que des pieds de lampes ou les colonnes d’un temple. Contractage est fondé sur des éléments décoratifs, même pour les constructions. Les constructions sur palette, que j’appelle parfois des maquettes, sont faites avec des restes de meubles. Prenons l’exemple de la construction du « palais arabe ». La planche clef comporte un motif à l’origine fonctionnel : il correspond à la découpe conçue par le bricoleur pour faire passer un tuyau sous l’évier. J’ai simplement retourné la planche qui est devenue une façade ornementale. Je passe de l’un à l’autre : je regarde un placard et je vois une barre HLM…
A.D : Au Japon, l’architecture des centres commerciaux a suscité votre curiosité : la forme même de l’architecture du bâtiment ayant pour objet de signaler la fonction du commerce, ce qui peut provoquer des réalisations surprenantes, cet intérêt pour le décor architectural évoque les recherches de Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour dans les années 70 : Learning from Las Vegas (4)
S.H : Au Japon, je me suis avant tout intéressée aux architectures des zones commerciales qui sont des bâtiments caricaturaux, vite faits, parce qu’ils seront certainement détruits prochainement. Il y avait par exemple un supermarché dont le bâtiment dans son entier évoquait un château fort. Ce n’était pas seulement des façades ou des enseignes.
Dans Learning from Las Vegas, les auteurs se sont lancés le défi de regarder positivement, sans préjugés, la rue du Las Vegas Strip exemple par excellence de la rue commerçante. Trente ans après la parution de leur livre, leurs méthodes me semblent toujours d’actualité avec cette idée qu’ « étudier le paysage existant est pour un architecte une manière d’être révolutionnaire (5) ».
A.D : C’est d’ailleurs à l’occasion de ce travail au Japon, que le dessin semble avoir pris de l’importance dans votre démarche.
S.H : Oui, parce que j’étais dans un autre rythme de travail. J’ai aussi réagi aux critiques d’un artiste, Erik Wijntjes, qui était à mes côté à Rotterdam, surpris que je ne dessinais pas alors que pour moi, les constructions de Rotterdam sont une forme de dessin dans l’espace : le geste est rapide, ce sont des esquisses, des croquis. Au Japon, j’ai pensé par le dessin avant de construire. Certains dessins ont même fait partie de l’installation.
A.D : Le désir d’autonomiser certains éléments, de les distinguer en tant que sculpture à part entière, constitue un aspect essentiel de la pièce présentée au Japon. Comme le titre de l’œuvre nous le laisse percevoir, My own potlatch (6) Japan s’inscrit dans un échange. Quels étaient les éléments sélectionnés et dans quelles conditions l’échange a-t-il pu se dérouler ?
S.H : On voyait clairement la ville mais j’ai désigné certains éléments car je voulais qu’on sache que je parle de sculpture. ACAC est un grand centre d’art construit par Tadao Ando dont les visiteurs sont peu avertis (il n’y a pas d’école d’art ni de galerie contemporaine dans la ville…)
Si l’installation était conçue comme un ensemble réalisé au fil des jours, les éléments choisis pour être offerts au visiteur interessé étaient autonomes : the babel, the tricolor, the green block, the folding, the feet tower, the fun fair, the square garden, the aquarium gallery, the tilt, the panchito palace et enfin the cimetery. En échange, le nouveau propriétaire s’engageait sous forme d’un contrat entre l’artiste, le musée et lui même, à m’envoyer une image de l’oeuvre installée dans son espace privé. Le preneur devenait un collectionneur d’art alors qu’il n’avait sûrement jamais imaginé cela.
Pour une autre pièce postérieure, Ohne Brücke keine Perspektive, j’ai à nouveau pensé et construit à l’atelier les éléments indépendamment les uns des autres. Certains, comme Ein andere Religion, ou the twins ont été présentés seuls lors d’expositions collectives, d’autres ont été achetés par des collectionneurs privés. Mais après en avoir réinstallé la majeure partie dans un lieu correspondant à un cinquième de l’espace de la première présentation, l’ensemble est devenu une installation à part entière dont les éléments sont aujourd’hui inséparables.
A.D : Une forme semble récurrente dans l’ensemble de vos travaux, plus particulièrement avec Ohne Brücke Keine Perspective (2006). Il s’agit de la maquette. Elle paraît être utilisée comme un moyen privilégié pour dérégler les échelles, troubler la perception que le spectateur peut avoir de l’espace, tout en reliant architecture et sculpture…
S.H : Oui! C’est ce que j’espère! Ohne Brücke Keine Perspective a commencé à Francfort par une tentative de caricature de l’urbanisme. Comment une ville est-elle divisée en quartiers, réunis seulement par les moyens de transport et certaines infrastructures (les ponts) ? J’ai commencé à représenter cela, chaque réalisation ayant sa propre table, son propre socle, sa propre échelle, sa propre matière et en pensant que le visiteur ferait le lien entre ces formes. Certaines constructions sont comparables à des miniatures, d’autres à des maquettes de projet. Point de fuite pourrait aussi être la maquette d’une installation dans l’espace public à une autre échelle, sur une cheminée d’usine.
L’ensemble du travail se déploie dans deux espaces séparés mais complémentaires: la salle d’exposition et la salle de stock (« l’atelier »). Dans « l’atelier », les choses sont encore en mouvement, elles ne semblent pas définitives. Même si the meeting is over (la réunion est terminée) demain elle peut reprendre. Au lieu de la bibliothèque de formes décoratives, on trouve cette fois-ci une bibliothèque de couleur. J’ai aussi conçu deux ponts, c’est d’ailleurs cette liaison avec le monde qui fait exister le tout : « la barricade » pour passer de la salle d’exposition à l’atelier et « le pont-levis » pour passer par la fenêtre. »
(1) Futur, ancien, fugitif de Olivier Cadiot : « Un matin j’avais retrouvé le bras de pierre découvert autrefois dans la forêt (voir : le bras de pierre ). Bras replié ressemblant à celui d’un ange de pierre recouvert de moisissure verte et bleu. On ne trouve pas un bras de pierre sans trouver le reste ensuite : culte ? Inversion de cadavres ? Technique rituelle ?» édition P.O.L 1993, l’île, chapitre 38, page 116.
(2) Construire un arbre de Pierre Dhainaut
(3) « …métamorphose de l’instabilité des formes du monde, des articulation de l’être, la perte d’identité et d’unité, qui le livre aux changements incessants; elle dit le monde en état de chancellement, la réalité en état d’inconstance et de fuite, et du même coup, liée à ce statut, la relativité de toute connaissance et de toute morale » Les traverses de la vanité, texte de Louis Marin extrait de Les vanités dans la peinture au XVIIeme siècle, Musée du petit Palais, 1990
(4) Learning from Las Vegas, édition originale en anglais chez MIT Press, 1977
(5) «Étudier le paysage
existant est pour un architecte une manière d’être révolutionnaire pas à
la manière trop évidente qui consisterait à détruire Paris et à le
recommencer comme Le Corbusier le suggérait vers 1920, mais d’une
manière plus tolérante : celle qui questionne notre façon de regarder ce
qui nous entoure. » l’enseignement de Las Vegas, retirage de la deuxième édition chez Mardaga, 2007, p 17.
(6) n.m mot anglais
(1861), d’une langue indienne d’Amérique,ETHNOL. Don ou destruction à
caractère sacré, constituant un défi de faire un don équivalent, pour le
donataire. cf : essai sur le don (forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques), 1923-1924 de Marcel Mauss.